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"Alone together", par Vikash Dhorasoo

Substitute. Première scène, chez moi dans le salon. Fred Poulet m'explique comment marche une caméra super-8. La consigne : tu filmes ce qui te semble intéressant jusqu'au 9 juillet, jour de la finale du Mondial.

Le 9 juillet, l'équipe de France est en finale, et moi, je suis assis sur le banc en train de mater mes coéquipiers qui tapent le ballon et l'Italien. France-Italie. Je suis prêt, chaud bouillant, comme d'hab, mais je ne rentre pas sur le terrain.

Alors je regarde Zidane faire une panenka, Materazzi égaliser. Après m'être longuement échauffé, je retourne cirer le banc. Et soudain tout bascule. Zidane prend un rouge. Qui a vu ? Qui sait ? Trezeguet rate son penalty. Sans les titulaires et sans Zidane, les Italiens reçoivent la coupe des mains de Don Sepp Blatter. Je reste là, au milieu du stade olympique de Berlin. Domenech n'est pas loin. Il est seul, comme souvent.

Je rentre aux vestiaires. Je rentre car nous sommes encore le 9 juillet et j'ai un film à finir. J'ai promis à Fred. Je n'ai rien noté mais je me souviens. Zidane était déjà en costume. Il s'est timidement exprimé. Domenech a pris la parole. Pour l'insulter, l'encenser ? Il l'a remercié avant de l'applaudir. Malaise dans le vestiaire. Certains ont suivi, d'autres non, enfin peut-être que tout le monde a applaudi. Moi non. Peut-être que je regardais les autres, leurs réactions. J'ai vu dans leurs yeux la tristesse, la haine, l'indifférence ou alors l'admiration, l'indulgence, la compréhension. Je ne sais pas. Eux savent.

Zidane est sorti du vestiaire dans le silence ou pas. Je venais de vivre un moment d'une rare intensité, surréaliste. J'ai dégainé la cam'. J'avais un film à finir. Jusqu'au 9 juillet, m'avait dit Fred Poulet. Je n'ai pas "filmé mes pieds", Raymond. J'ai enclenché la super-8. Dans ce silence, on n'entendait plus que le bruit de la bobine. J'ai fait le tour du vestiaire joueur par joueur. J'ai fini à bout de bras sur moi, avec Vieira en arrière-plan. Il voulait me tuer mais ne l'a pas fait. La trouille sans doute. J'ai cadré droit devant moi. Trezeguet, Domenech un peu plus loin en discussion avec Escalettes et Chirac. Oui, le président de la République dans le vestiaire pour nous consoler.

J'étais dans un film, dans mon film. Quel casting, quel décor, quels figurants ! Trezeguet a remis sa cravate, Domenech a jeté un coup d'oeil à la caméra, Vieira m'a enfin dit que j'étais un gros connard. J'ai rechargé la Bauer et je suis sorti. J'ai refait le couloir en sens inverse, du vestiaire au bus. J'ai coupé la caméra. Substitute était dans la boîte.

Je suis allé sur la pelouse. My Way en fond sonore. Zidane avait dû passer par là. Nous sommes rentrés à l'hôtel avec nos femmes. Plus tard, j'ai croisé la compagne de Raymond, Estelle Denis, et leur fille Victoire. "Pas trop triste ?", qu'elle a dit à ma femme. "Moi, mon mec, il a pas joué", qu'elle lui a répondu.

On a bu des bières avec Fred P. et Pierre W. On a dormi. Le lendemain, l'Elysée puis le Crillon. Salut à la foule. Super à l'aise. Et adieu à l'équipe de France. Je dois lui dire au revoir, je sais que je dois aller le voir. Emilie veut que je le fasse, alors j'enfile trois coupes de champagne et je me lance :

"C'est horrible ce que vous m'avez fait.
- Si tu le prends comme ça
(sourire en coin, enfin je crois)."

Je suis parti, les larmes aux yeux, sans me retourner. C'était fini car nous étions déjà le 10 juillet.

Vikash Dhorasoo

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